François Quang - année de la foi - 8/2013
Quand il y a une ou plusieurs nouvelles personnes qui
veulent entrer au catéchuménat, le dirigeant de la communauté de leur village –
appelé akõ-khul – les emmène
au-devant de l’assemblée dominicale en leur demandant : “Ih plơi hlơi? Ih nao pơ anai, ih kiang hgơt
?” (« De quel village viens-tu ? Que veux-tu ici ?»).
La plupart répondent : «Kâo su tơlơi
hiăm » (« Je cherche du bien »). Ils se mettent alors à genoux. La communauté prie pour
eux par des prières spontanées. Pour terminer ce rite d’entrée dans la
communauté chrétienne, les akõ-khul du
village viennent leur serrer la main. Ils continuent à accompagner ces
catéchumènes jusqu’à leur baptême lors de la nuit pascale.
Les questions sont nombreuses : Que signifie
exactement « le bien »
qu’ils souhaitent ? Pourquoi veulent-ils se faire baptiser alors que le
climat religieux dans leur région est, à vrai dire, critique, et que le lieu du
rassemblement dominical se résume à une toiture - toutes les célébrations
se passent presqu’en plein air ? Qu’attendent-ils de la communauté
catholique ? Quelle orientation suivre alors pour une pastorale catéchétique
? Comment faire alors que le pasteur n’est pas de même culture que l’ethnie à
évangéliser et que les conditions sont loin d’être favorables à l’évangélisation ?
Les vagues de conversion au christianisme se succèdent
pourtant, de nouveaux catéchumènes répondent à l’appel de l’Évangile. Ce texte
ne souhaite que présenter quelques échos du catéchuménat des adultes dans la région de
Yali, et, à partir de là, proposer quelques réflexions sur la pratique de la
pastorale catéchétique d’ici.
La situation.
La région de
Yali est une vaste région au pied de la chaine de montagnes Trường Sơn, dans
les Hauts Plateaux du centre du Vietnam. Le lien social et les relations entre
les Jrai[2]
et les Kinh[3] sont
aujourd’hui précaires[4],
surtout dans cette région. Après 1975[5],
c’est la première fois qu’un prêtre est officiellement présent dans cette zone
montagneuse[6].
Comme il existe
depuis quelques temps plusieurs petites communautés chrétiennes Jrais dans la
région, j’ai tenté de les visiter. Ces visites pastorales ne se font pas sans
embêtements de la part des autorités, malgré une autorisation écrite des
municipalités. En fait, toute mission chrétienne, et même tout acte de foi
deviennent ici sujet de suspicion. L’enjeu de l’église locale est alors de démontrer que ses activités
promeuvent l’harmonie[7]
sociale désirée. « Bien être dans la
religion, bien être pour la société » : c’est l’adage souvent évoqué
dans les rencontres entre agents du gouvernement et responsables de l’Église
locale. Par contre, la pastorale catéchétique ici doit viser la façon de vivre
la foi en acte et non comme une philosophie ou une idéologie.
Les conversions
de Jrais dans ces deux dernières décennies, en particulier dans la région de
Yali, dans un moment difficile, sont une invitation à imaginer une manière
neuve de proposer la foi aux habitants du lieu.
Le catholicisme
dans cette région est actuellement minoritaire. Il faut du courage à la
communauté chrétienne qui cherche un « savoir être » ou plutôt un
« devoir être ». L’acte de devenir chrétien exige pour les Jrais
montagnards de s’engager vivement pour retrouver leur identité communautaire, de
créer un lien solidaire dans leur village et avec d’autres villages aux
alentours. Les catholiques Jrais osent vivre leur foi chez eux sans crainte, et
les réunions dominicales, dans les maisons privées des villages et/ou dans un
lieu commun à plusieurs villages, deviennent régulières. C’est la meilleure
manière de contrer les oppositions[8].
Par exemple,
lors de la première messe au village Yăng, avec une trentaine de personnes, plusieurs
« agents » étaient présents. La messe finie, ils sont entrés et l’un
d’eux a fait un long discours, en langue des Kinh, citant le décret sur la
religion qui interdit les abus des religions. Après ce discours formel, à peine
compréhensible pour les participants, tout le monde a bu de la bière. La
situation a changé subitement et on échangeait cordialement en Jrai, leur
propre langue, comme le font des membres du village. Depuis, la maison de cet akõ-khul est devenue la maison-église où
les chrétiens se réunissent régulièrement[9].
Le nombre des chrétiens a doublé en un an[10].
Au village Wân,
la messe est célébrée dans la cour de la maison de l’akõ-khul, en plein air, mais discrètement. Il s’agit d’une
assemblée dominicale, avec la messe toutes les deux semaines. Le nombre des
chrétiens s’agrandit vite : une cinquantaine de nouveaux baptisés chaque
année. L’akõ-khul fait alors
construire une nouvelle maison-église, derrière sa maison, pour recevoir les
chrétiens de deux villages voisins. Une collecte dans la communauté de ces
villages est lancée. Mais vient vite l’interdiction du gouvernement. L’akõ-khul du village propose donc de se déplacer
chez son cousin pour continuer à célébrer la messe. Ainsi une nouvelle
maison-église est établie chez lui pour rêcevoir la communauté quelques temps
après. À l’aide de cet akõ-khul plein
d’imaginations, la jeune communauté se développe sans cesse et, en peu de
temps, la moitié des familles du village Wân se sont converties au
catholicisme. Après la mort subite de ce chef actif, un chrétien du village s’est engagé au travail
de l’akõ-khul défunt, deux
catéchumènes l’ayant rejoint pour partager la responsabilité, deux akõ-khul apprentis dont
l’un a été baptisé l’année précédente et l’autre vient d’être baptisé à Pâques
dernier. Le nombre des chrétiens va en augmentant chaque année, si bien que la
maison-église doit être agrandie.
Plus difficile
était la situation des chrétiens Jrais du village Dôch Ngõ, à côté de la
frontière du Cambodge. Avec deux autres villages Jrais, ils sont presque coupés
du monde. Cette petite communauté catholique faisait le trajet d’une
cinquantaine de kilomètres – souvent à pied – pour rejoindre la paroisse de
Rơhai[11],
tous les Noël et Pâques. À mon arrivée, je visite ce village en hâte. Je dois y
célébrer la messe en plein air. Après quelques mois, il y a une quarantaine de
villageois qui veulent rejoindre la communauté chrétienne. Mais les difficultés
arrivant vite de la part des autorités, les nouveaux catéchumènes ont sans
doute eu peur des menaces et ils se sont retirés silencieusement. Après une
dizaine de fói d’arrestations du pasteur, un climat de grande tension a régné
dans cette communauté chrétienne. Le nombre des chrétiens réunis pour la messe dans
la maison de l’akõ-khul, a alors diminué
nettement, une vingtaine de participants. Un an et demi après, le climat s’est
tranquillisé et les chrétiens se sont réunis de plus en plus nombreux. Les
catéchumènes sont revenus à l’assemblée dominicale et leur nombre augmente sans
cesse. Ils ont même réservé un terrain pour une future église. Les fruits de la
mission restent stables cette fois.
Enfin, un
terrain pour l’assemblée dominicale chez les chrétiens Jrais de la région de
Yali a été reconnu par les agents du gouvernement. Une église y sera construite
et une future paroisse sera créée pour les chrétiens Jrais. Le climat rude et
dur ne peut pas empêcher leur volonté de former une communauté religieuse
solidaire. N’est-ce pas là le don, la grâce gratuite venus de la Parole de Dieu ?
Quelques initiatives pour une inculturation pluridirectionnelle
Les Jrais sont
animistes. Ils vouent des cultes à différents dieux, dont certains font partie
de leur coutume, et créent leur identité communautaire. Avec les changements économiques,
sociaux et la montée du christianisme dans la société, l’exigence d’une
nouvelle identité collective des Jrais se forme. L’évangélisation des Jrais ne
vise certes pas à remplacer leur tradition par celle du catholicisme. Des
initiatives sont donc à imaginer.
Une évangélisation de bouche à oreille
La Parole de
Dieu est gratuite et un don ouvert à tous. Cela est apprécié par les nouveaux
chrétiens Jrais. Le fait que ce soient des chrétiens laïcs qui les évangélisent
est une chance pour l’inculturation de l’Évangile. Comme aux premiers temps du
christianisme, l’évangélisation de cette région se fait en effet de bouche à
oreille. C’est le cas typique de la communauté chrétienne du village Jruang, un
village rude et dur pour l’évangélisation. Toutes les tentations d’évangéliser
ce village, même assurées par les Jrais, ont été embêtées. Un jour, l’akõ-khul d’un village voisin,
Kênh Chop, m’a présenté un jeune
homme qui m’a invité chez lui ; un groupe de villageois m’y attendait et une
rencontre solennelle était préparée : du poulet grillé et les plats
d’herbes dans la maison sur pilotis, des pots de l’alcool de riz traditionnelle
sous les arbres dans la cour. Le père du jeune homme est le sage du village. Quant au jeune homme, il devient l’apprenti non-baptisé dans
l’assemblée des akõ-khuls. Les akõ khuls de Kênh Chop sont alors entrés
dans ce village pour faire la catéchèse aux gens. Une nouvelle communauté
chrétienne a été établie et baptisée à l’église paroissiale l’année suivante.
L’arrivée des
catéchumènes du village Dôch Yố, situé de cinq kilomètres de Dôch Ngõ, est un
autre exemple de l’attrait pour l’Évangile dans la région. Quand la tension s’y
est un peu apaisée, dix personnes de trois familles ont rejoint la communauté
de prière dans la maison-église du village Dôch Ngõ. Ils ont été baptisés à la dernière
fête de Pâques. Cette année 2013, il y a trente-neuf nouveaux catéchumènes qui
viennent de s’inscrire pour le catéchuménat. L’akõ-khul de Dôch Ngõ et son fils, à tour de rôle, viennent dans
ce nouveau village, les aident à se rassembler pour la prière et la catéchèse.
Il existe des
familles où seuls les grands parents ou seuls les enfants sont baptisés. Ces
enfants sont parfois emmenés à la communauté par l’un de leurs parents pour
être baptisés, soit parce qu’ils estiment que les activités de la paroisse font
du bien à leurs enfants, soit qu’ils attendent un moment propice pour se faire
baptiser à leur tour. Pour les adolescents, ce sont eux qui décident de
s’engager dans les activités chrétiennes. Ainsi n’est-il pas rare de rencontrer
des familles mixtes : les uns catholiques, les autres païens et/ou
protestants. Cela exige des akõ khuls et
du pasteur d’envisager une pastorale d’accueil chaleureux, de témoignage
persuadant, et d’être vigilants aux cas où l’on demande le baptême juste avant
de mourir[12].
L’annonce de la
Bonne Nouvelle a sans doute apporté quelque chose de neuf à ces villages. Les
nouveaux catéchumènes nous disent qu’ils sont heureux d’être entrés dans la
communauté des croyants et mènent une vie nouvelle. Se pose alors la
question : comment les missionnaires et l’Église locale peuvent s’adapter
aux us et coutumes des Jrais ? C’est un travail de longue haleine.
Une catéchèse à partir des us et coutumes
Pour évangéliser
la communauté des Jrais, qui sont animistes, les missionnaires doivent aider
cette nouvelle communauté chrétienne à quitter les résistances qui viennent de
concepts et de visions issues de leurs croyances traditionnelles et de fausses représentations
de l’Église locale. C’est un travail qui va de pair avec l’inculturation et qui
demande des échanges réciproques.
Il existe dans
la mentalité des Jrais un dieu suprême appelé Ơi Adai[13].
En utilisant ce nom pour désigner le Seigneur Dieu des catholiques, il est
facile de persuader les Jrais de l’accepter. C’est ce que Jacques Dournes,
premier missionnaire étranger, a fait. Les prêtres locaux l’ont suivi.
Cependant, la réalité a montré les inconvénients de cette manière de faire.
Dans les réponses à la catéchèse, presque tous les catéchumènes Jrais disent en
effet qu’ils connaissent Ơi Adai[14]
! Pour eux, le Seigneur de l’Évangile et Ơi
Adai sont identiques ! J’ai donc proposé aux responsables des
communautés chrétiennes Jrais de changer cette appellation
« Seigneur » dans la langue Jrai. Car Ơi Adai chez les Jrais n’est pas Yahvé Dieu, révélé aux Hébreux sur
le mont de Sinaï. Si les Jrais connaissent Yahvé Dieu, sans l’intermédiaire de
Jésus, l’Évangile deviendrait superflu[15] !
Ce changement d’appellation mérite et favorise de nouvelles instructions catéchétiques
pour les nouveaux chrétiens.
Les chants
chrétiens dans les célébrations liturgiques Jrais sont composés, en suivant de
près les mélodies des gongs traditionnels[16].
Cela permet aux Jrais, qui ne sont pas habitués aux expressions abstraites des
rites chrétiens, de prendre des initiatives dans les cérémonies liturgiques en
exprimant leurs prières et la louange de Dieu avec les expressions de leurs corps.
La mélodie des gongs entraîne une danse collective. Une fois entrés dans les
célébrations liturgiques, les chants, les gongs et la danse collective créent
un espace divin et solennel. Les gongs et la danse traditionnels des Jrais sont
joués par plusieurs personnes formant des groupes et il arrive que certains
joueurs païens rejoignent le groupe des gongs et/ou de danse dans l’assemblée
dominicale avant de s’inscrire au catéchuménat.
Une autre
difficulté est la croyance des Jrais en l’âme des morts récents – ce sont comme
des revenants -, restant quelque part auprès des leurs. Ils ne peuvent pas
quitter en paix les leurs sans le pơthi[17].
Certaines personnes, surtout les plus âgées, attendent d’accomplir leur devoir
envers leurs proches récemment morts, le rite de pơthi, avant d’entrer dans la communauté chrétienne. Les évêques ont
autrefois interdit la pratique du rite pơthi
chez les chrétiens ethniques. Avec
la montée de l’inculturation dans l’évangélisation en Asie, la question est
laissée ouverte: la pratique du pơthi est-elle
permise ?
Au niveau de la
paroisse, le projet pastoral catéchétique à plusieurs étapes vise à
répondre à la question : Comment faire avec le pơthi ? Est-ce
nécessaire de garder cet acte de solidarisation interne des villages ? Le pơthi ne peut certes pas être encouragé par
l’Église catholique. Car pour la foi chrétienne, les âmes des défunts ne
restent pas dépendantes des vivants, ni n’ont pouvoir sur eux, ni ne
disparaissent après un culte de pơthi. La
doctrine de l’Église sur la communication des saints devrait remplacer la
notion du « monde après la mort » chez les Jrais, où les âmes des
morts récents sont une menace pour les vivants. L’amour et la charité
chrétienne entre les vivants et les morts devraient remplacer la peur qui
empêche ces gens de fréquenter le cimetière, même pour assister à la dernière
cérémonie de ceux qui viennent de les quitter. Les chrétiens Jrais doivent
apprendre à vivre une solidarisation interne plus responsable dans le
christianisme, non seulement avec leurs villageois décédés, mais encore avec
les proches du défunt qui restent en vie. Pour éloigner cette peur
traditionnelle du monde des absents[18] des animistes Jrais, la catéchèse seule
est insuffisante. Il est besoin de recourir à une « liturgie catéchétique ».
Une liturgie catachétique et kérygmatique
La liturgie catéchétique est
comprise ici comme l’ensemble des rites, des prières et des célébrations
chrétiennes au service de la communauté paroissiale, en vue d’approfondir
quelques enseignements de la foi chrétienne. Elle consiste à éclaircir certains
points de vue chrétiens en controverse avec les us et coutumes de la communauté
du lieu, tout en respectant les normes de l’Église. Quand la liturgie catéchétique
se concentre sur Jésus ressuscité, on a une
liturgie catéchétique et kérygmatique. Ces célébrations peuvent être
sacramentelles ou non et n’exigent pas nécessairement la présence du prêtre.
Ainsi, les akõ khuls, suivis des
chrétiens du lieu, peuvent présider
les derniers rites de funérailles chez le mort et au cimetière. C’est là la
différence entre la coutume Jrai et les habitudes des chrétiens montagnards. Ceci
montre que les chrétiens Jrais ont surpassé la peur des dieux et des âmes des défunts au cimetière. La liturgie annuelle de commémoration des défunts permet
à ces chrétiens de manifester un acte de foi permanent en la communion des âmes
des morts et en la vie éternelle. Après cette célébration liturgique, les akõ khuls reçoivent chacun un grand
bâton d’encens allumé au cierge pascal de l’autel. Tout le monde part alors
pour le cimetière de leur propre village, où l’akõ khul anime la prière pour tous les morts avec des chants et des
mélodies traditionnelles de gongs. Pour terminer ce rite de commémoration des
défunts, chacun est invité à prier individuellement devant les tombeaux tout en
mettant un bâton d’encens en vue de rester en communion avec ces âmes dans la
prière.
Cette
célébration liturgique ne peut remplacer le pơthi,
car le pơthi s’ouvre à toute la
communauté Jrai, tandis que les rites de commémoration des défunts ne restent
que dans le cercle de la communauté chrétienne. Ces nouveaux chrétiens, qui se
rassemblent autour de leur akõ khul pour
les rites de funérailles[19],
témoignent qu’à travers ces célébrations liturgiques, leur foi en Jésus
ressuscité les a aidés à surpasser leur peur traditionnelle et à créer une
identité collective à part mais en s’ouvrant à tous. De nouveaux catéchumènes
sont attirés par cette solidarisation interne[20].
Récemment, dans le village Yah, une
vieille femme catholique vient de quitter ce monde. Comme il y a seulement
quelques baptisés de ce village, et que cette femme est la seule baptisée chez
elle, les chrétiens du village Wân
assurent les rites de funérailles. Après l’enterrement, toute la famille du
fils du défunt a décidé de se convertir au christianisme.
Sans doute la
présence des chrétiens pour les cérémonies liturgiques aurait pu remplacer une
habitude païenne de ces montagnards : chercher un « mơm »[21]
au moment difficile de leur vie. Ce n’est pas une surprise dans la paroisse de
savoir qu’il existe des « catéchumènes en attente » d’être baptisés
au dernier moment. Ce sont ordinairement des vieillards, des handicapés, des
gens gravement malades qui ne peuvent pas rejoindre l’assemblée dominicale pour
plusieurs raisons. La tâche des akõ khuls
est d’améliorer cette situation.
Les nouveaux-nés
Jrais ne sont pas encore considérés comme de « vrais hommes »
jusqu’au rite du « souffle à l’oreille[22] ».
Le rite consiste à souffler dans les deux oreilles du bébé en citant certaines
paroles magiques. Et l’enfant reçoit le bơngach
jua, « souffle de l’esprit », qui lui donne de la sagesse pour
passer à la vie d’un homme complet, c'est-à-dire avec un corps et un
esprit propres. Ce rite marque la présence réelle de l’enfant dans le village.
Si l’enfant est mort avant ce rite, on l’enterrera à minuit, sans prévenir
personne : l’enfant retournera dans son monde. Autrement, il faut avoir
des rites de funérailles comme des adultes. Sans doute les « pagano-chrétiens »
Jrais sont tellement inconsciemment influencés par ce rite qu’ils n’apportent
leur bébé à la communauté que pour demander la bénédiction du prêtre et de la
communauté.
L’Ordo Missa de l’Église a heureusement
une messe priée pour la mort du nouveau-né, et de celui qui n’est pas encore
baptisé. Cette liturgie chrétienne a persuadé ces nouveaux chrétiens de
changer leur coutume traditionnelle : le chagrin de la famille en deuil est
soulagé, il n’y a plus d’enterrement à minuit et la communauté chrétienne se
réunit officiellement pour les rites de funérailles du petit enfant décédé.
Cependant, le baptême des petits enfants ne semble pas encore apte à
remplacer le rite du « souffle à
l’oreille ». Peut-être faut-il imaginer quelque chose d’autre pour le
réaliser.
La liturgie catéchétique
a contribué, pour sa part, à l’évangélisation des Jrais. Le risque serait de
chercher à baptiser les rites païens. L’inculturation au niveau de la liturgie
est à initier tout en respectant les
occasions et cérémonies collectives qui visent à consolider la solidarisation
interne chez le peuple Jrai, qui devient de plus en plus précaire devant une
société multiculturelle et multiethnique.
Pour continuer à réfléchir
Quand la foi chrétienne intéresse et saisit de nouveaux
catéchumènes, le pasteur doit y voir une chance pour l’évangélisation. La
conversion en masse de catéchumènes ethniques a créé une nouvelle église des
montagnards du lieu. Mais la communauté naissante exige une pastorale délicate
et difficile. Les difficultés économique, sociale et politique demandent aux
missionnaires de l’imagination pour favoriser un meilleur accueil de la foi en
acte, ce qui correspond à ces montagnards qui n’ont pas l’habitude des idées
abstraites. La formation et l’accueil de ces chrétiens nouvellement convertis –
qui sont issus d’une culture différente de celle des évangélisateurs – restent
un travail de longue haleine. Grande est alors la tentation de baptiser les us
et coutumes des païens, sous prétexte d’une inculturation nécessaire ou, à
l’inverse, d’introduire des pratiques traditionnelles de la foi chrétienne pour
ne pas risquer l’hérésie.
La pastorale catéchétique dans cette communauté « pagano-chrétienne »
joue un rôle vital. Elle aide à développer une communauté chrétienne par
village, et favorise l’annonce de l’Évangile dans les situations difficiles.
Par contre, quand la foi est vécue ordinairement dans la clandestinité, les
activités religieuses se passent en absence du prêtre sur le long terme. Ce qui
pourrait créer des communautés chrétiennes sécantes, une paroisse en miettes.
La réconciliation, le rassemblement ecclésial sont alors à négocier avec les akõ khuls du lieu. Cela exige des pasteurs
de se rendre compte de l’identité collective engendrée par l’irruption du
christianisme et à imaginer une pastorale compatible et pertinente.
Les difficultés initiales peuvent présenter une chance
pour l’Évangile. N’est-ce pas le Jésus de la croix qui accompagne le
missionnaire ? Les fruits de l’évangélisation de cette région sont aussi sept
jeunes vocations Jrai : trois garçons et trois filles en maison propédeutique,
un autre vient de faire vœu chez les franciscains. Cheminant avec Jésus sur la
Croix, on ne se sent jamais seul, mais en lien avec une multitude de croyants
dans le monde entier.
[1] Le Père François
Quang est curé dans la région de Yali, Vietnam, depuis 2006. Avant d’être
ordonné, il a travaillé pendant 15 ans comme médecin dans la léproserie de Bến
Sắn. Actuellement il est le responsable de la commission catachétique du
diocèse Kontum. Il donne ici un écho de la conversion des Jrais, ethnie de
montagnards minoritaire dans cette région.
[2] Jrai est une
minorité ethnique dans les Hauts Plateaux au centre du Viet Nam. Ils se
rassemblent en grande partie dans la province de Gia Lai (la carte de cette région – Chư
Pah : Ia Ly, Ia Phi … En ligne sur < http://gis.chinhphu.vn/>).
[3] Kinh
est la population la plus nombreuse, et donc dominante, au Viet Nam. Et j’y’appartiens.
[4] Envoyé comme curé dans cette région, je ne savais pas que
la situation y était très délicate, avec une église nouvellement reconstruite
pour les chrétiens Kinh. La situation est plus compliquée pour une quarantaine
de villages Jrai qui sont parsemés dans un espace montagneux d’une cinquantaine
de kilomètres de diamètre. La plupart des montagnards âgés du lieu sont des
vétérans militaires communistes en retraite. Les Jrais réclament de
récupérer leur vaste ancien terrain paroissial, un problème social irrésoluble. Les gens ayant perdu leur terrain
ancestral forment un groupe de gens dit « les citoyens injustement traités ». Dans les années 2002 et
2004, de grandes manifestations des montagnards des Haut Plateaux ont entraîné
des arrestations, des exils volontaires (ces Jrais ont été accueillis par les états-Unis), des morts et des blessés.
[5]
Date de l’arrivée du régime communiste.
[6] Sans doute souhaite-t-on que ma présence puisse engendrer
une certaine harmonie dans ce lieu. Cette
présence reste néanmoins délicate et fragile.
[7] L’harmonie
est le principe de l’idée de Confucius : il faut chercher à s’entendre
pour obtenir la paix. Les asiatiques préfèrent le mot « harmonie » au
mot « stabilité sociale »
[8] Dans les premiers temps de mon arrivée à la paroisse, je
ne savais pas encore quelle direction prendre. Progressivement, plusieurs
maisons-églises dans des villages Jrais se sont alors établies
« illégalement ». Chaque communauté a ainsi fait son trajet propre
plus ou moins difficile.
[9]
Selon la coutume des chrétiens montagnards de cette région, la réunion de
prière se fait trois fois par semaine : mercredi, samedi soir et dimanche
matin.
[10] Autre difficulté rencontrée : l’akõ-khul du village annonce que sa maison natale, utilisée comme
maison-église, appartient désormais à son frère qui interdit à la communauté
chrétienne de s’y réunir. Un mois plus tard, un brave chrétien du lieu – qui
vient de faire bâtir une nouvelle maison – a cédé son ancienne pour faire la
maison-église du village. C’est l’un des cas rares où une communauté chrétienne
montagnarde se réunit pour la messe chez un non-akõ-khul.
[11] C’est une paroisse mixte de Bahnar et de
Jrai. Mais la liturgie est célébrée en Bahnar. Les chrétiens de Dôch sont de
cette paroisse avant mon arrivée ici.
[12] Il y a quelques années, le chef du Front Uni National de
la commune Kênh, avant de mourir, a demandé le baptême. Il a même prié les
siens de faire venir le prêtre pour célébrer la messe de funérailles chez eux.
Cela a étonné les cadres locaux du parti au pouvoir, qui ne comprennent pas
comment un tel fonctionnaire communiste est devenu chrétien. De même, plusieurs
vétérans militaires Jrais ont été baptisés à la fin de leur vie.
[13] Cf. Fr. Pham Ngoc Quang, « Le
déblocage de la résistance à l’évangélisation des Jrais et la montée des Yao
phu », Mémoire pour la maitrise en pastorale catéchétique à ISPC, Paris,
juin 2005,
[14] Les adolescents dans certains villages
actuels mélangent entre yang et yang
adai, ơi adai. Mais ils affirment l’existence d’un culte de ce yang à la maison commune du village, pour obtenir la santé et le
bonheur. En fait, ce rite est félicité et protégé par le gouvernement local,
sous prétexte de promulguer la culture des ethnies, pour attirer les touristes
étrangers.
[15] Cette intervention a été acceptée. Dans
le nouveau Testament en Jrai qui vient de sortir, l’ancienne appellation Ơi Adai est remplacée soit par Khua Yang Adai, soit par Khua Adai.
[16] Les gongs, Wikiethnies, Ethnie Jarai –
Viet Nam, [En ligne], disponible sur http://jarai.wikiethnies.org/index.php?title=Th%E1%BB%83_lo%E1%BA%A1i:Gongs, consulté le 14/06/2013
[17] Le pơthi
complète les rites de funérailles chez les ethnies des Haut Plateaux. Le
vieux du village déclare et fixe le jour de pơthi.
Les familles qui ont des proches récemment morts s’inscrivent au pơthi en préparant des bœufs, des
truffes, des porcs pour cette fête selon leur possibilité. C’est une grande
fête qui a lieu au cimetière. Tous les gens du village et ceux des villages voisins
viennent y assister. Chacun apporte quelque chose à manger, de l’alcool. Au
moment du culte, on tue les bœufs, les truffes, les porcs sur place et on les
partage, tandis que les hommes jouent des gongs, les filles dansent pour dire l’adieu
définitif aux morts et aussi pour chasser les mauvais esprits de la maison des
proches du défunt. La fête dure de trois à sept jours et nuits selon la
richesse des gens. C’est un culte des morts, et aussi un rite social à
accomplir pour annoncer aux villageois la fin du devoir envers les morts. Ces
devoirs des vivants les obligent à visiter de temps à autre les morts récents
de la famille et à leurs donner quelque chose à manger : un peu de soupe
sur une feuille devant le tombeau. Sans cela, des malheurs et des dommages
causés par ces revenants arriveraient. C’est ainsi que le cimetière – un monde
terrifiant des revenants - se situe toujours à côté du village. Après ces
rites, le mari veuf ou la femme veuve peuvent se remarier, tandis que les âmes
des morts disparaissent pour toujours.
[18] Monde
des absents = “Dêh atâu”en Jrai, désignant le lieu des âmes des défunts – bơngach – avec respect mêlé de peur et
de reconnaissance.
[19] Le prêtre n’est présent que pour la messe
de funérailles.
[20] La communauté chrétienne Jrai doit
assurer le travail de pompe funèbre pour ses membres.
[21] Ces gens croient que la maladie grave ou
leurs difficultés de leur vie doivent aux mauvais esprits. Ils apportent les
présents - des poules ou une chèvre - et demandent un sage ou un sorcier
d’un village d’accepter d’être son « mơm »
- mot-à-mot c’est nourricier, comme parrain ou marraine – en espérant soit que
la renommée de celui-ci (ou celle-ci) chasserait de leur vie l’influence des
démons, soit que les mauvais esprits se désorienteraient par ce changement. En
revanche, ils doivent fournir à vie les nécessaires à leur « mơm ».
[22] L’enfant est de un à deux ans. C’est une
fête de famille mais aussi l’annonce officiellement la présence de l’enfant
dans le village. La famille présente des cadeaux au célébrant - des poules
ou des coqs - et un repas festif aux alentours, selon la capacité de la
famille. La plupart des jeunes actuels ont une vague idée sur le sens de ce
rite. On peut mieux comprendre ce rite en se rendant compte de la précarité des
nouveau-nés montagnards : leur mortalité est haute et la plupart d’entre
eux – si l’on ne veut pas dire tous – sont en état de malnutrition permanente.
Ainsi le rite marque-t-il pour le petit enfant une grande capacité de survivre.
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